Chantrapas et le temps du cinéma

Publié le par PS

http://q.liberation.fr/photo/id/192596/w/460/m/1285139874/Chantrapas, le dernier film d’Otar Iosseliani, conte le parcours délicat d’un jeune homme cinéaste en Géorgie confronté à une censure et une pression des autorités. Le garçon parvient à venir en France pour poursuivre son art, mais découvre bien vite que les mêmes problèmes persistent malgré un contexte différent. Quand ce n’est pas l’Etat qui brigue l’art, ce sont les financiers. Chantrapas est un long métrage des plus classiques en soi, un film d’auteur avec ce que le terme peut avoir de positif comme de négatif. Chantrapas est soigné, pas toujours très original, mais se regarde avec plaisir. Un des rares moments vraiment comique du film se produit lors d’une visite d’un représentant français en Georgie. L’homme arrive à l’aéroport, accueilli par les illustres émissaires géorgiens. La discussion est traduite par deux interprètes. Après de rapides civilités, le Géorgien crache dans sa langue une remarque type « il a une tête d’abruti » sans se rendre compte que l’interprète va traduire le propos au Français. Le décalage entre diplomatie et vulgarité génère un comique qui fonctionne. Mais Chantrapas n’est pas une comédie, ni vraiment un drame tragique. Otar Iosseliani compose un récit qui pourrait rappeler par certains côtés les films de Elie Suleiman. Pourtant, sous le masque du film d’auteur passe partout, il est possible de tirer de ce Chantrapas une réflexion sur le temps du cinéma.

Le cinéma a son propre temps. Voilà une vérité banale à dire, mais qu’il convient de se remémorer. Au théâtre, le plus souvent le temps est celui de l’immédiateté. Au cinéma le temps échappe au monde humain comme nous pouvons le ressentir. Ce temps peut en outre se comprendre de deux façons qu’il s’agisse de la temporalité de l’action et du récit (sa durée) ou bien l’inscription du film dans un temps historique. Lorsque Tarantino réalise Inglorious Bastards, il use d’un temps repérable, celui de l’Allemagne nazie dont il s’écarte ostensiblement pour créer un temps historique particulier (la mort d’Hitler, l’intrusion par les genres du temps du western au plein de cœur de la campagne française). Dans Chantrapas, le temps semble arrêté d’une certaine manière. Après une première scène d’exposition, le film débute lorsque le protagoniste est enfant dans une Géorgie campagnarde pittoresque et légèrement attachante. Puis le garçon grandit, mais le décor, les repères temporels ne semblent pas complètement évoluer. Se trouve-t-on dans une Géorgie Soviétisée ou vit-on à notre époque ? Il est difficile de le comprendre. Si le spectateur peut pencher pour un décalage historique par rapport à 2010, l’arrivée à Paris semble un temps démentir l’impression première. Le Paris filmé de prime abord au travers d’une gare laisse imaginer que le héros évolue bien parmi un temps contemporain (le héros croise un garçon avec des écouteurs d’IPod, les trains sont récents). Et voilà que, avec la scène suivante, le spectateur se retrouve sur une place improbable, une image idéalisée du Paris cosmopolite et ouvert où divers ethnies, diverses traditions se côtoient dans une joie festive. Quelques minutes plus loin, découvrant son logement d’accueil, le film semble replonger dans un passé indiscernable dont il ne s’extirpera plus vraiment avec cette fausse trame de guerre froide où les Géorgiens, les Russes magouillent gentiment. Le héros semble incapable d’accéder à la modernité de Paris. Il est constamment pris dans un enfermement passéiste (les mécènes du cinéma donnant l’impression de surgir d’une autre époque). Combien de temps le jeune réalisateur demeure-t-il à Paris, cela n’est guère explicite. Le temps de faire un film, de constater son échec, l’impossibilité inhérente à un artiste libre de produire ce qu’il entend. Au détour d’un parc, traversant un ruisseau à la barque, le héros replonge dans une temporalité féérique avec l’illusion de cette sirène qui finira par le rattraper en dernier ressort.  

Chantrapas crée une impression étrange, celle de ne plus savoir où le film se dirige, de se perdre dans un hors temps artistique. Otar Iosseliani dessine un cheminement sinueux et brumeux. La dernière scène vient confirmer le pressentiment. En disparaissant de la scène où il évoluait, le héros sort du temps, cesse de tenter de le transformer via ses créations pour plonger dans sa propre existence. Le cinéma s’enivre ainsi de cette capacité à se jouer du temps pour créer l’illusion de l’infini.

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